Il y a cinquante ans, 300 Algériens étaient tués dans la « Bataille
de Paris », menée par le préfet Papon. Le Président s'apprête à ignorer
l'anniversaire de ce massacre.
C'était dans la fin d'après-midi d'un dimanche froid, il y a
cinquante ans, qu'entre 20 000 et 30 000 Algériens, hommes, femmes et
enfants, se mirent à converger vers le centre de Paris.
Portant leurs plus beaux costumes et robes, prenant le métro ou le
bus depuis leurs quartiers de la périphérie parisienne, les Algériens
répondaient à un appel à la protestation contre plusieurs cas de
violence policière ayant eu lieu contre leur communauté.
Les organisateurs avaient vivement conseillé aux manifestants de
rester calmes et dignes en cas de provocation de la police. Sans
succès...
Matraques, crosses et Rangers
Lorsque la nuit tomba sur Paris, les forces de police se déplacèrent
rapidement vers une série de grèves organisées. Armés de mitraillettes
et de « bidules » (matraques), ils se jetèrent sur les manifestants, les
rassemblant en grands groupes sous les coups violents de leurs
matraques (un groupe de policiers a brisé trente des cinquante matraques
utilisées), de la crosse de leurs mitraillettes et de leurs Rangers.
En plus du saccage fermement contrôlé, on entendait aussi de temps à
autres des coups de feu. Tout comme un policier s'en rappela plus tard, «
on tirait sur tout ce qui bougeait ».
Des cadavres jetés dans la Seine
Plus tard dans la soirée, cependant, peu de choses bougèrent.
Plusieurs témoins ont vu un grand tas de corps sans vie, ramassés par la
police devant le fameux Grand Rex (IIe arrondissement), tandis que
d'autres ont aperçu de longs morceaux de tissu étendus sur des piles
bosselées, le long des trottoirs ensanglantés près de la place de
l'Opéra (IXe arrondissement).
En fait, les seuls objets en mouvement étaient ces cadavres qui,
jetés du haut des ponts de la ville, flottaient sur la Seine, ainsi que
les bus de police qui arrêtaient avec lourdeur les manifestants pour les
envoyer en centres de détention provisoire.
Trois cents morts
Loin d'offrir du répit aux manifestants, les centres (des stades pour
la plupart) représentaient les arènes de la violence policière. Les
Algériens devaient se frayer un passage à travers les matraques et les
bâtons des policiers, de la sortie des vans jusqu'à l'entrée.
Une fois à l'intérieur, ils étaient confrontés à une scène digne de
Jérôme Bosch (« Le Jardin des délices ») : des centaines d'hommes et de
femmes, ensanglantés et mutilés. Avant que Maurice Papon, préfet de
police, ne déclare victoire quelques jours après dans ce qu'il appelait
la « Bataille de Paris », pas moins de 300 civils algériens étaient
morts, tandis que plusieurs centaines d'autres étaient blessés,
traumatisés ou toujours déportés.
Ce qui est remarquable dans la « Bataille de Paris », c'est que
personne ne l'ait remarquée, pendant si longtemps en France. Après un
premier ballet des compte-rendus de la presse, l'histoire a connu le
même sort que les victimes algériennes : elle a été enterrée et oubliée.
Les raisons de cet oubli général résonnent encore aujourd'hui.
Papon, cerveau de la répression
Premièrement, le gouvernement de Charles de Gaulle s'était engagé
dans un effort futile et désespéré pour vaincre le FLN, le mouvement
nationaliste qui se battait pour l'indépendance de l'Algérie. La
prétendue « guerre sale » était en fait, positivement épouvantable : les
deux camps étaient coupables d'employer une violence hasardeuse qui
réclamait la vie de milliers de civils français et algériens.
Des actes de terrorisme et de contre-terrorisme ont, de plus,
provoqué des vagues sur la Méditerranée qui venaient se briser sur le
sol français.
Effrayés par cette marée teintée de sang, beaucoup de Français et de
Françaises se sont trop vite hâtés de classer cette tentative de
manifestation comme une couverture pour une action militante.
Le cerveau de cette répression policière, Maurice Papon, a exploité
cette peur. Il a insisté sur le fait que la République avait vaincu
l'initiative du FLN (qui avait en fait appelé à la manifestation)
voulant se servir d'enfants comme boucliers et otages dans une
manifestation destinée à provoquer la violence des policiers.
« La construction sociale de l'indifférence »
Comme les historiens Jim House et Neil MacMaster le notent, Papon
s'est présenté avec succès à la nation comme étant le « héros qui a
satisfait la mission personnelle de De Gaulle : vouloir “ garder Paris ”
» (beaucoup des techniques employées par Papon contre les Algériens
avaient d'abord été testées lorsqu'il était bureaucrate à Vichy, au
moment où il avait déporté 1600 juifs à Auschwitz – un autre fait passé
inaperçu jusqu'au procès de Papon pour crimes contre l'humanité en
1997).
Finalement, le public français avait été préparé à oublier cet
évènement atroce grâce à ce que les sociologues appellent « la
construction sociale de l'indifférence » et que le reste d'entre nous
appellerait un processus d'abrutissement.
La spirale de violence en Algérie, ainsi que l'Etat français et la
propension des médias publics à représenter les Algériens comme étant
profondément « différents », ont conditionné la réponse du public
français au massacre.
Plutôt que comme massacre, en réalité, l'action de la police fut
comprise comme un acte nécessaire d'auto-défense contre des barbares. Il
leur était beaucoup plus simple de sympathiser avec les manifestants
français tués par la police quelques mois plus tard lors du tristement
célèbre « Massacre de Charonne », qu'avec leurs pairs Nord-Africains.
Depuis les années 80, les historiens et les scientifiques politiques
ont méticuleusement recréé les évènements du 17 octobre 1961. Ce qui
s'est passé cette nuit-là ne fait désormais plus de doutes. De
nombreuses organisations civiques, y compris 17 Octobre : contre
l'oubli, ont longtemps marqué cet anniversaire, en choisissant le Pont
Saint-Michel, duquel les manifestants algériens avaient été jetés, comme
site de commémoration.
Un silence douloureusement bruyant
Et pourtant la République française, qu'elle soit dirigée par la
gauche, la droite ou le centre, a toujours maintenu un silence
assourdissant.
Ce silence est particulièrement et douloureusement bruyant sous le
gouvernement actuel. En 2005, lorsque Sarkozy était ministre de
l'Intérieur, son parti l'UMP a voté une loi qui demandait aux
enseignants de discuter des avantages de la « mission civilisatrice » de
la France.
Peu après être devenu Président, Sarkozy est allé à Dakar (Sénégal)
et dans un discours controversé, les opinions de la loi votée plus tôt
(et rapidement abrogée) ont vite trouvé écho.
Son effort, créer le ministère de l'Immigration, de l'Intégration et
de l'Identité nationale, qui a finalement avorté, a largement été vu
comme une action pour isoler les musulmans français, tout comme l'est la
loi qui interdit le port du voile islamique en public.
Imaginez Sarkozy, sur le Pont Saint-Michel
Mais Sarkozy a le don pour les changements de bord soudains : en
témoigne le rôle joué par la France en Libye. De même qu'avec la récente
image de Sarkozy effectuant un salut de héros dans la ville libérée de
Tripoli, imaginez l'impact du Président, se tenant devant le Pont
Saint-Michel, reconnaissant les crimes commis par la France contre
d'autres Nord-Africains il y a un demi-siècle.
Dans un pays où la rhétorique xénophobe est de nouveau en hausse, le
geste de Sarkozy servirait de rappel décisif : ceux qui ont perdu la vie
il y a cinquante ans n'étaient pas « différents » mais des hommes et
des femmes, tout comme nous. Les fantômes du passé de la France
pourraient bien faire écho au chant que l'on vient d'entendre à Tripoli :
« Un, deux, trois : Sarkozy, merci ! »
Dna
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