Pourquoi l’Algérie ne « bouge-t-elle » pas alors que nombre de
pays arabes sont ébranlés par l’élan de contestation populaire né des
révolutions tunisienne et égyptienne ? Cette question, on ne cesse de me
la poser, comme si les Algériens étaient, une nouvelle fois, en retard à
un rendez-vous fixé par l’Histoire. Comme si, de par leur passivité –
apparente, j’insiste là-dessus -, ils engendraient une certaine
déception du fait d’une résignation qui serait contraire à leur
tempérament.
A chaque fois que l’on m’interpelle sur ce sujet, je pense aussitôt
aux émeutes d’Octobre 1988. Nombreux sont celles et ceux qui ignorent ce
que cela représente dans l’imaginaire des Algériens, notamment ceux qui
sont nés avec l’indépendance.
Commençons donc par dire que ce fut l’un des événements majeurs des
années 1980, un tournant dont les conséquences politiques mais aussi
sociales et économiques se font encore sentir aujourd’hui. Ce fut un
« printemps » avant les autres, qu’il s’agisse de la chute du mur de
Berlin ou de celui que vit actuellement le monde arabe. Ce fut aussi une
espérance brisée car la séquence historique, enclenchée avec les
émeutes et la libéralisation politique qui a suivi, a finalement
débouché sur une terrible guerre civile (1992-2000) dont l’Algérie ne
s’est toujours pas relevée quoiqu’en disent ses dirigeants actuels.
Réformateurs et vieille garde du FLN
Tout a commencé durant l’été 1988. A l’époque, l’Algérie vit encore
sous le règne du parti unique du Front de libération national (FLN). Le
multipartisme est interdit, la presse est muselée et les services de
sécurité, la Sécurité militaire (SM) mais aussi la Direction générale de
la sureté nationale (DGSN, police) veillent au grain. Les opposants,
qu’ils soient de gauche (communistes ou trotskistes), berbéristes
(défenseurs de la culture berbère) ou islamistes sont surveillés de près
y compris ceux qui vivent en exil. L’été 1988 est l’un des plus
pénibles de la décennie. Canicule, pénuries de produits alimentaires de
base, flambée des prix, coupures d’eau de plusieurs jours dans la
plupart des grandes villes du pays : la population est d’autant plus
excédée que radio-trottoir lui apprend qu’un grave détournement de fonds
a eu lieu à la Banque extérieure d’Algérie (BEA) et que l’un des fils
du président Chadli Bendjedid – un colonel désigné par ses pairs en 1979
pour succéder à Houari Boumediene – serait mêlé à l’affaire.
Au sommet du pouvoir, la situation est très tendue. L’Algérie, dont
les revenus extérieurs proviennent à 99% de la vente d’hydrocarbures,
est frappée de plein fouet par le contre-choc pétrolier (pour mettre à
genou l’Iran des mollahs, l’Arabie saoudite a augmenté sa production
d’or noir ce qui a fait chuter les prix du baril). Sous le regard des
militaires qui se gardent bien de prendre position, une bataille oppose
les réformateurs du FLN contre la vieille garde du parti. Deux ans plus
tôt, les émeutes de Constantine ont pourtant montré les dangers du statu
quo mais rien ne s’est passé. La « famille révolutionnaire », celle qui
estime qu’elle a tout les droits parce qu’elle a libéré le pays, ne
veut rien lâcher.
Le 19 septembre, le président Chadli prononce un discours d’une rare
violence. Il y dénonce les « blocages » et, surtout, s’en prend à la
« passivité » du peuple. Dès le lendemain, la rue algérienne gronde.
Dans une atmosphère à découper au couteau, l’agitation sociale s’accroît
notamment dans les centres industriels de Rouiba de la banlieue-est
d’Alger. A partir du 30 septembre, des rumeurs annoncent une « grève
générale » pour le 5 octobre. Certaines parlent-même de « coup d’Etat ».
Le 4 octobre, à Alger, des émeutes de jeunes embrasent les quartiers
populaires d’El-Harrach et de Bab-el-Oued. Très vite, l’agitation gagne
tout le pays d’autant que les chaînes de télévisions françaises captées
par les antennes paraboliques, relaient l’information (à l’époque, pas
de facebook ou de twitter…).
Le jeudi 5 octobre, est un jour de chaos à Alger. Magasins d’Etats,
ministères, symboles du FLN sont saccagés et parfois même incendiés. La
suite n’est que drames, sang et pleurs. Voici un extrait de l’ouvrage « Les 100 portes du Maghreb » ( que j’ai co-écrit avec Benjamin Stora, Editions de l’Atelier, 1999). Il résume ainsi les événements : « Au
bout de quelques heures, l’armée et la police interviennent et les
émeutes sont réprimées dans le sang. Le 6 octobre, l’état de siège est
décrété à Alger et dans ses environs. Des chars rentrent dans la
capitale et d’importantes rafles sont organisées en plusieurs endroits
de la capitale. Dans des casernes, des jeunes Algériens sont
horriblement torturés, tandis que les arrestations dans les milieux
syndicaux et communistes se multiplient. Au total, et selon des sources
hospitalières, le bilan de ces cinq journées d’émeutes aurait atteint
plus de 400 morts (le bilan officiel est de 159 morts). Le 10 octobre,
c’est le drame. A l’appel du leader islamiste Ali Benhadj, une marche
rassemble 20.000 personnes de Belcourt à la place du 1er
mai dans le centre d’Alger. De retour vers Bab el Oued, les
manifestants se dispersent dans le calme lorsqu’une fusillade éclate au
niveau du siège de la police. On relèvera 36 morts et 200 blessés. Le
soir, le président Chadli Bendjedid s’adresse au pays et, tout en
justifiant l’usage de la force, il promet des réformes politiques. Le
calme va revenir peu à peu dans le pays. L’état de siège est levé le 12
octobre. »
Le « printemps algérien »
Le calme à peine revenu, le mécanisme des réformes s’enclenche très
vite. Le 3 novembre, un amendement constitutionnel permet la séparation
des pouvoirs entre le président et son Premier ministre. Le 23 février
1989, une nouvelle Constitution est approuvée par les électeurs (73% des
suffrages) qui autorise le multipartisme et met fin au dogme
socialiste.
Très vite, une centaine de partis politiques se créent, les opposants
rentrent au pays, la presse indépendante fait son apparition (les
journalistes travaillant pour la presse étatique bénéficient de deux ans
de salaire pour créer leurs titres) et la chaîne de télévision
algérienne découvre les débats contradictoires. Sur le plan économique,
les réformateurs font passer plusieurs lois d’importance, dont celle qui
consacre l’indépendance de la Banque d’Algérie, plusieurs années avant
la naissance de la Banque centrale européenne (BCE)…
Les investisseurs étrangers sont appelés à la rescousse et les
projets foisonnent. L’Algérie respire mais la montée en puissance des
islamistes inquiète déjà tandis que l’Occident ne veut guère aider le
pays à faire face au poids écrasant de sa dette extérieure. Pour autant,
de 1989 à 1992, l’Algérie donnera l’impression d’être enfin un pays en
mouvement.
Je ne sais toujours pas quelle est la cause réelle des émeutes du 05
octobre. Je ne cesse de m’interroger à leur sujet même si, depuis,
l’Algérie a connu hélas d’autres drames. Il est évident que le
ras-le-bol de la population a été exacerbé durant l’été 1988. Il est
évident aussi que le discours de Chadli avait pour but de précipiter les
événements. Mais de nombreuses questions demeurent. Sont-ce les
réformateurs qui ont provoqué ces émeutes pour isoler la vielle garde ?
Est-ce cette dernière qui a préféré prendre les devants ? L’Algérie
a-t-elle été déstabilisée, comme l’ont assuré des responsables de
l’époque, parce qu’elle allait accueillir un congrès de l’OLP où Yasser
Arafat a annoncé (déjà !) la création de l’Etat de Palestine ?
Bien entendu, les rumeurs qui se sont propagées dans Alger à propos
de la grève générale, ont certainement été orchestrée par une branche
des services secrets algériens. Reste à savoir laquelle et pour quelles
raisons.
Il faut dire qu’il n’y a eu aucune enquête officielle à propos des
événements d’Octobre et personne n’a jamais été jugé ou inquiété quant à
l’usage de la force à l’égard des civils ou encore pour les actes de
tortures commis à l’encontre des personnes arrêtées. Si des
intellectuels algériens se sont rassemblés dans un Comité contre la
torture, leurs revendications n’ont jamais été prises en compte par le
pouvoir et, à ce jour, l’impunité des tortionnaires est demeurée totale.
De même, le président Chadli – dont il se dit qu’il se prépare à
publier ses mémoires - ne s’est jamais expliqué sur ces événements ni
même sur la période qui a suivi et encore moins sur les trois années
(1989-1992) qui ont précédé sa démission forcée après la victoire du
Front islamique du salut (FIS) aux élections législatives du 26 décembre
1991.
Aujourd’hui encore, je ne peux m’empêcher de penser que cette
violence et cette impunité ont préparé les années de feu. L’usage des
armes à feu contre la jeunesse, ces enfants que l’on a enlèvé et
torturé, ces syndicalistes passés à tabac pour des émeutes qu’ils n’ont
pas provoquées, tout cela n’a peut-être été qu’un prélude à la
« décennie noire ». J’y pense à chaque fois que j’entends les supporters
de l’USMA ou du MCA, deux clubs de football de la capitale, entonner ce
chant qui me serre la gorge : « Bab el Oued ! Bab el Oued ! Bab el Oued Echouhada ! Bab el Oued ! »,
les martyrs de Bab el Oued, c’est-à-dire ces jeunes fauchés par les
armes automatiques. Impossible d’oublier. Et comment pardonner ? Combien
de leurs frères et amis ont-ils rejoints par la suite les maquis
islamistes ?
La révolte confisquée
L’Algérie a donc connu son « printemps » en Octobre 1988 et c’est
pourquoi nombre de mes compatriotes font un peu la fine bouche par
rapport à la révolution tunisienne ou même égyptienne (ne parlons même
pas de ce qui s’est passé en Libye…). Nous aimerions que cette primauté
soit plus souvent rappelée et reconnue par nos voisins. Sentiment humain
que nombre de Tunisiens assimilent à de la jalousie… Cela étant dit, il
faut tout de même reconnaître qu’Octobre – car c’est ainsi que l’on
désigne cette période historique – a un goût d’inachevé. Il aurait fallu
chasser le président Chadli et exiger une vraie transition
démocratique. Certes, il y a eu comme acquis le multipartisme et la
liberté de la presse, mais peut-on parler de nouvelle donne quand le
dictateur de la veille se transforme soudain en réformateur ?
Aujourd’hui, je comprends les Syriens qui ne veulent pas qu’Assad reste
au pouvoir. Ils veulent la chute de son régime et ils ont raison. Quand
le système garde les rennes, il intrigue pour que rien ne change ou,
pire encore, pour que « les choses changent afin que rien ne change », pour faire écho à la fameuse phrase du roman « Le guépard »
de Giuseppe Tomasi di Lampedusa (petite note de l’auteur du présent
article : trop souvent, il est fait mention du film et non du roman, ce
qui est bien dommage...).
Mais la société algérienne n’a pas voulu aller plus loin dans la
contestation. Les classes moyennes, apeurées par tant de violence, ont
cru naïvement que le système, soudainement vertueux, allait leur
accorder plus de libertés et de démocratie. Elle a cru – nous avons cru –
que les tortionnaires allaient se transformer en démocrates. Quelle
erreur ! Le « printemps algérien » était condamné alors qu’il avait à
peine commencé. Il aurait fallu plus de courage, plus de détermination.
Mais il est certainement facile d’affirmer cela plus de vingt ans plus
tard.
La révolte récupérée
J’en reviens maintenant à l’interrogation à propos du calme qui règne
en Algérie. Commençons d’abord par rappeler que le pays est loin d’être
tranquille. La tension sociale est importante, les mouvements de
protestation sont nombreux même s’ils restent localisés et qu’ils ne
s’inscrivent pas dans une dynamique nationale. Mais ce qu’il y a de plus
étonnant, c’est d’entendre des responsables algériens affirmer eux
aussi que l’Algérie a connu son « printemps » avec octobre 1988. Ce fut
le cas, il y a trois semaines, du ministre des Affaires étrangères
Mourad Medelci au micro de Jean-Pierre Elkabach sur Europe1.
Voilà une étrange reconnaissance vis-à-vis d’événements qu’un
ambassadeur algérien en poste en France avait qualifié jadis de « chahut de gamins ».
Le plus insupportable et le plus indécent dans l’affaire, c’est que
cela donne l’impression qu’il y a eu une rupture et que le système
politique algérien a changé depuis cette date. Or, comme indiqué
ci-dessus, cela n’a pas été le cas. Les crimes d’octobre 1988 n’ont
jamais été punis. Le pouvoir algérien est toujours lové dans la même
matrice depuis l’indépendance de juillet 1962 et les Algériens attendent
encore de pouvoir enfin prendre leur destin en main.
Akram Belkaïd
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