Le CNT rencontrerait-il des difficultés dans la gestation de la nouvelle autorité ou sommes-nous trop impatients ? Par Sarah Diffalah
Rendez-vous manqué pour le Conseil national de transition (CNT) qui
avait prévu d'annoncer la formation d'un nouveau gouvernement de
transition le 18 septembre. Finalement, aucun gouvernement ne sera
décidé avant la fin des combats. "Il ne se formera pas tant que la Libye
ne sera pas totalement libérée", confiait le représentant du CNT en
France, Mansour Saïf el-Nasser, au "Nouvel Observateur", mardi 27
septembre dans la matinée. "C'est la démocratie, cela demande beaucoup
de consultations", justifie-t-il avant de souligner que les "choses
avancent" et qu'un bureau exécutif sera bientôt déclaré. Mahmoud Jibril,
Premier ministre intérimaire, promettait déjà au siège de l'Onu samedi
dernier, la formation d'un nouveau gouvernement sous dix jours.
Trop rapide
Le CNT rencontrerait-il des difficultés dans la gestation de la
nouvelle autorité ou sommes-nous trop impatients ? "Il y a eu un
optimisme démesuré, un grand barnum lors de la prise de Tripoli ",
reconnait Patrick Haimzadeh, ancien diplomate en poste à Tripoli de 2001
à 2004, et auteur de "Au coeur de la Libye de Kadhafi " (Ed. Jean-Claude Lattès, 2011).
"D'abord le CNT est constitué depuis six mois et il n'est pas très expérimenté. Ensuite, ces annonces font partie de la propagande.
C'est comme lorsqu'il annonce que les combattants ont pris des villes
alors que ce n'est pas le cas", ajoute l'ancien diplomate. "En guerre,
il n'y a pas d'information. Il faut rallier l'opinion publique. On a
l'impression que tout le monde découvre la réalité", s'étonne-t-il.
Bâtir une démocratie n'est en effet pas simple dans un pays qui a
connu 42 ans de dictature et aucun semblant d'Etat. Certes une
impatience trop grande ne serait pas raisonnable, mais les blocages pour
former un gouvernement en charge de mener le pays à des élections sont
bien réels.
Un pays toujours en guerre
Sous la pression internationale et pour démontrer une certaine
crédibilité, les nouvelles autorités libyennes ont espéré pouvoir aller
vite. Luis Martinez, directeur de recherche au Ceri-Sciences po et
directeur scientifique au Centre de recherche sur l'Afrique et la
Méditerranée (Ceram), explique cet empressement : "D'abord, il était
urgent d'établir la feuille de route, ensuite il fallait redémarrer l'économie, enfin il était nécessaire de rassurer la population
du caractère temporaire des nouvelles autorités et la communauté
internationale. Il fallait montrer à cette dernière que le CNT était
responsable et qu'il était en mesure de fixer des échéances".
Sauf que la Libye est toujours en guerre, Mouammar Kadhafi
se cache toujours et rien n'est réglé sur le plan sécuritaire. Des
zones entières sont encore hors de contrôle des rebelles et il faut
désarmer les milices. Difficile dans ces conditions de bâtir sereinement
les fondations d'un Etat.
Et puis les combattants notamment de Misrata, qui
ont joué un rôle essentiel dans le conflit, veulent faire entendre leurs
voix. "Qu'est ce qu'on fait ? On les rejette de fait du travail de
transition ?", questionne Patrick Haimzadeh. "Le gouvernement de
transition ne serait alors pas assez représentatif, ce qui n'était
l'objet de départ".
"Moustapha Abdeljalil (président du CNT) a toujours privilégié la
libération totale du pays avant de passer à la reconstruction", rappelle
de son côté Saïd Haddad, spécialiste de la Libye et maître de
conférence aux écoles de Saint-Cyr Coëtquidan. "Une fois les bastions
kadhafistes libérés, il avait prévu de faire participer tous les acteurs
qui ont été sur le terrain."
Une autorité reconnue
Ainsi, l'autre difficulté qui découle de la situation sur le terrain est de faire cohabiter différentes tendances : des libéraux-laïcs et des islamistes, des caciques de l'ancien régime et des opposants
de toujours, des factions qui n'ont pas les mêmes intérêts et des
rebelles qui sont encore sur le front. Des tensions avaient déjà fait
voler en éclat le précédent gouvernement après la mort du general Younes. "Il y a des divergences régionales et locales, voire tribales", explique Patrick Haimzadeh. "J'avais déjà mis en évidence, il y a quelques mois déjà,
le souci pour ceux qui tiennent le terrain d'être représentés
politiquement", continue l'ancien diplomate. "A Syrte, à Zintan, à
Misrata, ce sont les gens de l'Ouest qui sont en train d'apporter la
victoire et qui ont pris Tripoli. Et ces forces montantes ne sont pas
représentées au CNT, formé le 27 février à Benghazi dans l'Est [d'où est
partie la révolte, ndlr]. Ces forces militaires veulent un poids
politique à la hauteur de leur poids militaire. Et ils veulent des
postes de ministres".
Le président du CNT a dû reconnaître lui-même qu'il était "confronté à
une mentalité libyenne qui veut que chaque tribu, chaque région, chaque
ville ait sa part dans le nouveau gouvernement."
Divergences de fond
"Le caractère hétéroclite de l'insurrection est une richesse, mais
c'est aussi une difficulté. Il faut satisfaire toutes les parties
prenantes de l'insurrection. On voit là les limites de cette
'coalition'", analyse pour sa part Saïd Haddad. Le numéro 1 du CNT avait
reconnu des "divergences de points de vue" pour justifier le premier
report de la formation du gouvernement transitoire.
Du côté occidental, on s'inquiète de la montée en puissance des islamistes
même si la plupart des observateurs relativisent cette donnée. L'un des
leaders islamistes libyens, Ali Sallabi a accusé Mahmoud Jibril de
"voler la révolution" en plaçant ses fidèles aux postes-clé. En
revanche, s'il existe des divergences idéologiques, elles n'apparaissent
pas pour l'instant. "Ce n'est que lors des élections qu'on aura une
réelle topographie des éléments en présence", affirme le spécialiste.
Lutte pour le pouvoir
En revanche, les luttes pour le pouvoir se font sentir et sont
confirmés par Patrick Haimzadeh : "Sans vouloir donner des noms, je peux
vous dire selon mes informations que certains veulent à tout prix les
postes clés comme le ministère de la Défense, du Pétrole ou de la
Reconstruction. C'est la culture locale, c'est ainsi. Pour beaucoup,
l'accès au pouvoir est synonyme de richesse." Luis Martinez tempère une
telle analyse : "C'est vrai qu'il y a des luttes pour le pouvoir, c'est
évident et souhaitable. Le jeu est ouvert, le pouvoir est à prendre et
c'est normal. "
Tiraillé entre la pression de la coalition, qui ne veut pas voir les
islamistes prendre le pouvoir et les forces internes qui tirent de
toutes parts, Moustapha Abdeljalil n'a pas la tâche facile. Cacique de
l'ancien régime, perçu par certains comme l'homme placé par l'Occident,
il va devoir s'imposer à l'intérieur du pays pour arbitrer les luttes
intestines.
"Cela l'oblige à être dans la concession", analyse Patrick
Haimazadeh. "Sur le terrain, il n'a pas encore déménagé à Tripoli car
c'est difficile pour lui de quitter Benghazi. Alors on a placé Mahmoud
Jibril à Tripoli" pour équilibrer.
Luis Martinez partage le même avis : "Les Libyens n'ont pas le choix,
il faut qu'ils acceptent le compromis. S'ils échouent, cela pourrait
être dramatique. Mais je ne les vois pas s'auto-flageller encore après
tant d'années de dictature."
Sarah Diffalah - Le Nouvel Observateur
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