Au deuxième jour du colloque
international d’El Watan, Pascal Ménoret, professeur assistant à la New
York University d’Abu Dhabi, a disséqué le régime saoudien. Le
conférencier a dévoilé la singularité du royaume wahhabite que l’on
qualifie «d’impossible printemps saoudien».
Le vent de la révolte qui a soufflé sur
le monde arabe n’a pas épargné le royaume d’Arabie Saoudite.
Mais ce souffle a été court dans ce pays où rente pétrolière, répression
policière et appui étranger, sont le maître-mot pour dissuader toute
velléité de soulèvement. Annonce inédite : la rente pétrolière ne
profite pas à tous les Saoudiens et elle est essentiellement utilisée
pour renforcer les appareils répressifs. Le cas «Arabie Saoudite» est,
sur ce plan, intéressant à mettre en évidence. C’est la mission à
laquelle s’est attelé, hier, au deuxième jour des travaux du colloque
sur le printemps arabe organisé par El Watan et l’université Paris VIII,
Pascal Ménoret, professeur assistant à la New York University d’Abu
Dhabi. Sans s’évertuer à donner un nom au cas saoudien que certains
qualifient «d’impossible printemps saoudien» ou «d’hiver saoudien» comme
souligné par Pascal Ménoret, ce dernier entame sa dissection du régime
saoudien en relevant que beaucoup d’argent a été dépensé depuis le début
des événements, en février dernier, pour tuer dans l’œuf la
contestation.
Le conférencier, auteur du livre Énigme saoudienne, estime que le régime saoudien ne s’est pas laissé
prendre par surprise, et qu’il a affûté toute une stratégie de réaction
pour étouffer, suite aux événements survenus en Tunisie puis en Égypte,
la voix de l’opposition. C’est cette préparation à tout mouvement social
ou politique émergent et menaçant qui a expliqué l’échec de la
mobilisation populaire. «Le retour du roi Abdellah, après un traitement
médical qui a duré trois mois, a été marqué par l’annonce de 13 ordres
royaux où figure en tête la distribution de 35 milliards de dollars au
profit de tous les secteurs économiques et sociaux. Le 24 février, les
rues étaient bondées pour saluer le passage du roi.
Une sortie qui a été saluée par les
journaux saoudiens comme une réponse à la révolte réprimée, et aux États-Unis on sort la vieille rengaine de la démocratie bédouine.
L’analyse européenne, quant à elle, axe sur cette rente pétrolière qui
peut éviter la révolte. Une notion qui a longtemps été calquée sur ce
peuple qu’on veut réduire à un peuple de consommateurs, comme disent les
Saoudiens : ‘Notre seul droit est celui d’acheter ou de refuser
d’acheter.’», note M. Ménoret, en précisant que contrairement aux idées
reçues, dans ce pays il existe des mouvements politiques et
d’opposition. «On peut classer ces mouvements en trois grands pôles ou
catégories analytiques. Il est vrai que ce ne sont pas des mouvements
politiques au sens propre du terme, car dans ce pays, les partis
politiques, les syndicats et toutes les formes modernes de regroupement
sont interdits», signale le conférencier, dans un retour à la matrice
des mouvements de contestation saoudiens.
Catégorisant donc ces trois familles de
l’opposition saoudienne, M. Ménoret adopte une division géographique des
différents courants. Ainsi, il cite les «périphériques», groupes
concentrés dans la province orientale connue pour la richesse pétrolière
de son sous-sol ; la «famille occidentale» ou la majorité sunnite
établie dans le Hidjaz, plus précisément à Djeddah, dont «la
particularité est qu’elle est connue pour la large étendue du système de
corruption. C’est dans cette région qu’un mouvement anticorruption est
né», indique M. Ménoret.
La troisième famille des mouvements de
l’opposition se situe dans l’extrême nord appelé El Djaouf, où la
violence politique est la plus prononcée. «De nombreux attentats ciblés
contre des alliés du régime ont été enregistrés dans cette région. Et il
s’agit d’ailleurs d’une province extrêmement pauvre», note le
conférencier, qui indique que parmi ces trois mouvements, certains
dénoncent le mal-développement, la pauvreté et la corruption. Si l’idée
de pauvreté en Arabie Saoudite peut paraître antinomique, des chiffres
rapportés par le conférencier font pourtant apparaître au grand jour
l’autre visage de ce royaume.
L’autre Arabie Saoudite
«La pauvreté n’est pas visible à cause
de l’urbanisation. Il faut pourtant savoir que 20% des Saoudiens vivent
avec moins de 3 dollars par jour et 5% vivent avec moins de 1 dollar par
jour. Dans le classement de la Banque mondiale, vivre avec 1,5 dollar
par jour est l’extrême pauvreté.» Dans le classement des mouvements de
protestation saoudiens, M. Ménoret évoque une catégorie de
pétitionnaires qui trouve dans l’usage de la pétition une voie de se
faire entendre. «La pétition est en fait une tradition paternaliste
saoudienne réservée à la seule clientèle du roi. Depuis quelques années,
des mouvements libéraux constitués d’avocats, de médecins, de cadres,
etc., se sont appropriés cette méthode d’expression et face à laquelle
les autorités ont confronté une répression violente.
C’est après le 11 septembre que la
pétition est revenue comme forme de contestation pour réclamer une
monarchie constitutionnelle et l’émancipation pour les femmes, la lutte
contre la corruption et le clientélisme, c’est-à-dire viser le cœur même
du système saoudien. Et depuis cette date, beaucoup de partisans de la
monarchie constitutionnelle ont été mis en prison et certains y sont
encore», explique l’orateur et invité d’El Watan. Autre mouvement dont
le souffle demeure, celui des mères et pères des prisonniers politiques :
«Depuis le 11 septembre il y a eu pas moins de 6000 personnes arrêtées,
l’arbitraire devient loi et le ministère de l’Intérieur arrête et juge
sans qu’on lui demande des comptes.»
La contestation d’Oum Saoud, mère d’un
détenu mort dans l’incendie d’un pénitencier en 2003, devient alors le
symbole de l’opposition à la dynastie Ibn Saoud. Ce sont les
soulèvements égyptien et tunisien qui ont rendu l’âme à tous les
mouvements d’opposition saoudienne. «Des manifestations se sont
déroulées devant le ministère du Travail, des chômeurs ont contesté
l’emploi anti-saoudien et pro-immigration, des actes d’immolation ont
été recensés ; à La Mecque des manifestations d’ouvriers ont eu lieu.
Sur facebook, les appels de l’opposition islamique ont été relayés par
des cheikhs qui ont aussi signé de nombreuses pétitions. Et trois appels
majeurs se sont fait jour, à savoir un Etat de droit, la réforme et la
monarchie constitutionnelle et aussi des appels à la lutte contre le
chômage des jeunes.»
M. Ménoret souligne que le chômage
touche 27% des jeunes de moins de 30 ans et 40% de ceux entre 20 et 24
ans. Dès le début de la contestation, en février 2011, la répression est
utilisée. Des arrestations sont opérées dans les rangs des
pétitionnaires, les membres fondateurs d’un parti islamique sont tous
interpellés, les manifestations en soutien au soulèvement au Bahreïn
sont réprimées. «Le régime saoudien bénéficie de l’absence de l’effet
surprise. Un ordre de bataille a été donné pour lutter contre toute
forme de contestation. Il y a eu aussi une première réaction qui est
d’ouvrir la machine à sous. 35 milliards de dollars dépensés en février,
puis 100 milliards de dollars après, au profit de tous : deux mois de
salaire payés aux employés de la Fonction publique, une allocation
chômage cédée, une commission de lutte contre la corruption créée. Il y a
eu aussi en face le recrutement de 60 000 nouveaux policiers, le
paiement des arriérés de salaire des agents des appareils de sécurité»,
explique Pascal Ménoret, qui note que les contre-manifestations sont
organisées avec l’appui des intellectuels de la cour pour dire que les
rassemblements sont des formes de déviance. Des appels à la tradition
salafiste se font jour et les partis politiques sont criminalisés.
Le conférencier cite, en outre, la
prononciation de peines d’emprisonnement de 3 à 5 ans contre les
manifestants, et le ministère de l’Intérieur investit les réseaux
sociaux (Twitter, facebook) et les SMS pour distiller sa propagande
anti-manifestations. «Le régime use de la politique de la carotte et du
bâton», note M. Ménoret en constatant que le mouvement réformiste a
échoué pour ces raisons-là, mais il reste, dit-il, le mouvement des
familles des détenus politiques qui, lui, n’a pas perdu son souffle et
maintient ses rassemblements hebdomadaires du vendredi. A la question de
savoir si le régime saoudien est contre-révolutionnaire, Pascal Ménoret
répond que non, mais affirme que «Riyad a une politique étrangère
guidée par la peur».
Quant à l’image d’Etat rentier, M.
Ménoret souligne que «la rente ne mène pas à l’apathie ni à la
dépolitisation, elle facilite la répression massive. Depuis 1973, pas
moins d’un tiers du budget saoudien a été utilisé en dépenses
sécuritaires et militaires. Si la rente facilite la répression, la
répression entraîne à son tour des mobilisations».
Nadjia Bouaricha
Source: El Watan
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