mardi 7 février 2012

Culture et civilisation: divorce ou réconciliation?

«Il faut aller à l'idéal mais penser le réel» (Jean Jaurès, 1859-1914, philosophe et rhéteur français)

Ces dernières années le terme de «dialogue des cultures et des civilisations» est galvaudé par excès un peu partout sur la planète. En revanche, en cette ère d'évolution et de développement technologique menée tambour battant par les puissants de ce monde, l'on remarque que les peuples ont, hélas, encore du mal à communiquer entre eux.

Pour cause, la standardisation hégémonique et «spartiate» des cultures au nom d'une soi-disant mondialisation économique et culturelle sous la houlette de l’hyper-puissance américaine tend plus à «macdonaliser» qu'à rationaliser le partage du patrimoine éthique de l'humanité aussi bien dans son versant matériel (richesses terrestres, ressources de la nature, technologie moderne) qu'immatériel (le savoir numérique, les connaissances scientifiques et le développement de l'humain). De plus, ce python de l'âge moderne que l'on nomme hypocritement «mondialisation» a été la consécration d'une étape charnière entre les atrocités de la seconde Guerre Mondiale (1939-1945), son corollaire subséquent de Guerre Froide et la période contemporaine qui a vu la chute du Mur de Berlin et le démembrement de l'U.R.S.S à la fin des années 80. Pire, la globalisation, cet amer anglicisme et cet euphémisme édulcoré qui masquent la perversité de l'impérialisme des pays du Nord sous des étiquettes frelatées de l'humanisme et de droits de l'homme, est plus qu'un cataclysme humain vu qu'elle a marginalisé et continue encore de nos jours de marginaliser les cultures nourricières, dynamiques, capitales et vivantes des régions périphériques de la planète, les pays de Sud s'entend. L'on est en quelque sorte en droit d'affirmer que la domination militaire de l'Occident durant les siècles précédents (colonialisme, traite négrière et esclavagisme) s'est transformé, au moment présent, en une hégémonie culturelle plus génocidaire. Néanmoins, avec ce réveil intempestif et inattendu des nations arabes en cette première décennie du XXI siècle, on aurait tendance à minimiser, relativiser, voire rejeter ce constat et affirmer que «l'anthropologie du pessimisme» à laquelle se sont livrées les élites occidentales pour dépeindre le sort des peuples arabo-musulmans sonne son tocsin dans la mesure où les derniers soulèvements populaires dénotent d'une certaine «conscience politique a historique» des enjeux de «l'humaine condition». D'où il découle que la culture et la civilisation ne devraient désormais et en aucun cas être provincialisées car celles-ci ne sont plus l'apanage d'une région géographique donnée ou d'un peuple particulier au détriment des autres.

C'est pourquoi, il s'avère que rebondir sur le thème de la culture en ces moments très cruciaux de «l'espace vital» arabo-musulman n'est guère fortuit car la fonction régulatrice que celle-ci est censée incarner dépasse de par sa nature, son essence et ses fins le seul cadre de la politique. En ce sens, «le complexe de culture» pour reprendre le terme du philosophe français Gaston Bachelard (1884-1962) dans son ouvrage philosophique «l'Eau et les Rêves» contient en son giron même, les graines de civilisation, de langue, de société et de politique. Lesquelles font partie intégrante de son magma conceptuel. D'autant que la culture revêt elle-même et habille le système social de tous les mécanismes défensifs, progressifs et immunitaires à même de la pérenniser. A preuve que les individus ne sauraient aucunement se comprendre ni s'entendre ni encore moins s'unir à moins qu'il y ait un moule linguistique collectif, très cohérent qui met en parallèle la base et le sommet de la pyramide sociale de la nation/civilisation et de l'État/culture. Ce qui constitue sans doute un système de défense efficace contre les dissensions culturalistes suicidaires, les crispations sociales endémiques et les vœux séparatistes anarchiques qui pourraient ressurgir d'un moment à l'autre de son existence. Ce faisant, la société aura la chance d'éviter l'invasion et la domination des savoirs aussi accessoires que parcellaires de la culture populaire anarchique et anarchisante sur la sphère de l'intelligence des élites, y contourner la suprématie du folklore, et balayer par la suite les idiosyncrasies réactionnaires de la plèbe, il est certain que cette souple dichotomie (élites/masses) est nécessaire, voire vitale pour la survie de toute culture. De même les sociétés n'auraient-elles aucune capacité d'évoluer et de progresser si sur le plan linguistique et culturel, une anarchie dialectale s'empare de leur essence originelle, à ce titre la purification progressive et assidue de la langue originelle des fioritures dialectales sans toutefois mettre en danger la vie des parlers populaires est plus qu'une panacée universelle contre l'amortissement précipité des cultures. En découvrant à temps cette anomalie, les nations modernes, notamment la France, l'Espagne, la Belgique et les États Unis pour n'en citer que quelques modèles, ont procédé depuis belle lurette à une standardisation linguistique de leurs parlers régionaux via l'installation des «Académies de Langue». Lesquelles ont insufflé une certaine vivacité à leur unité linguistique sans pour autant nuire à leur diversité culturelle même si dans certains de leurs aspects, ces expériences furent peu fructueuses, les exemples catalan et basque en Espagne, breton et corse en France, wallon et flamand en Belgique ainsi que les communautés hispaniques hétérogènes au sud des États Unis en sont très probants. Par ailleurs et en rétrospective, au sortir de l'Ancien Système, l'Empire français, «ce tyran des terres» suivant la définition jeffersonienne, aurait sublimé l'universalisme, la culture fut traversée par l'esprit jacobin et «chauviniste», ce qui a tué les visées autonomistes de ses régions, les Girondins qui ont aspiré au lendemain de la Révolution de 1789 à plus de liberté linguistique et d'autonomie politique furent écrasés au nom de principes de l'universalité de la République ainsi que de l'Empire napoléonien en particulier et de la civilisation française de façon générale. C'est pourquoi, l'on peut affirmer qu'à leur base, la culture et la civilisation françaises nagent en vase clos et ne permettent plus l'expression des individualités singulières et des spécificités régionales, sinon elles les étouffent dans «une dynamique unitaire mortifère». Autant dire, elles sont canalisatrices d'une universalisation forcée des valeurs humanistes au détriment d'une provincialisation progressive de la culture humaine. Juste à ses parages, «le tyran des mers», le royaume britannique, cet Empire insulaire où le soleil ne se couche jamais, lui, aurait agi semble-t-il de façon tout à fait différente, la culture et la civilisation ne sont plus vues ou conçues comme le summum de l'humanisme et du savoir, ce qui a véhiculé une certaine idée de «parallélisme horizontal» entre toutes les cultures sur la base du seul critère du «différentialisme». Sous cette grille de lecture, il est permis de dire que le divorce est consommé sur le plan idéel chez les Anglais entre la culture (vecteur de progrès humain) et la civilisation (critère de différenciation entre les cultures), et qui de surcroît, évoluent l'une l'autre à géométrie variable. Si l'on dit que la culture a un pouvoir immunitaire, c'est parce que généralement ses composantes et référents matriciels (langue, éducation et compétences) agissent comme des anticorps contre les bactéries exogènes qui se mettent toujours à offensive du corps de la nation. Autant dire, la culture est une potion cathartique contre les maladies potentielles qui gangrènent la santé des peuples (maladie du langage, paralysie des discours, démagogie, mixage linguistique etc.). Il va sans dire qu'une société sans culture est pareille dans ses dysfonctionnements à un corps sans âme, c'est-à-dire à un corps dont la diastole et la systole sont au régime sec. C'est inévitablement à ce stade de «paralysie organique» que s'opèrent ce que le sociologue Edgar Morin appelle dans son ouvrage «vers l'abîme» «les ruptures de sens», autrement dit, les crises dans la mesure où l'effet de masses (folklore, rites et traditions déplacés de leur contexte combinés avec violence verbale ) occulte, couvre et prend le dessus sur la culture authentique et consubstantielle à l'esprit des nations (patrimoine scriptural, débat politique transparent et forums de discussion).

Dans cette perspective, affirmer qu'une nation est détentrice d'une civilisation reviendrait à dire que celle-ci possède une culture au sens dynamique du terme. Autrement dit, elle a une puissance transformatrice du background éthique de sa société. La civilisation, s'il l'on veut la définir, est un conglomérat de cultures imbriquées les unes aux autres, elle est en principe liée à des critères aussi bien objectifs que subjectifs. Les premiers consistent plus particulièrement à formaliser l'existence d'une nation, d'une culture, et d'une organisation sociale spécifique à même d'encadrer un peuple sur un territoire donné tandis que les seconds ont trait à la volonté de ce dernier, c'est-à-dire le peuple, de s'y identifier et de s'en revendiquer. C'est pourquoi, l'on pourrait dire que l'apparition d'une civilisation est tributaire en premier lieu de l'existence d'une culture particulière, très solide de surcroît, qui lui servirait de citadelle protectrice. Pour s'en convaincre, il n'en faut pas plus que de jeter un coup d'œil furtif sur l'histoire de quelques peuples anciens. L'exemple le plus proche de nous est le peuple berbère. Malgré le fait que les habitants de l'Afrique du Nord furent les pionniers des rites agraires qui ont devancé par leur exactitude, perfectionnisme et précision leur époque, ils restent hélas prisonniers d'une culture orale assassine, déstabilisatrice et peu fiable. Leur calendrier qui aurait commencé selon toute vraisemblance en 960 AV J.C fut synchronisé avec la valse des saisons, le solstice d'hiver fut lié au mythe de la vieille qui s'est moquée du premier du mois «Yennayer», suite à quoi ce dernier aurait déchaîné sa colère en de gros flots qui avaient emporté sur leur sillage et la vieille et ses moqueries. Faute de l'écriture, ce ciment indissociable de la culture, la version officielle de ce mythe est diversement racontée par tous les habitants actuels de l'Afrique du Nord (Rif marocain, Kabylie, Chleuhs, Touaregs etc.). En réalité, chaque période de l'année a son pendant mythique ou anecdotique chez les Berbères, à titre d'exemple, l'on raconte encore au jour d'aujourd'hui dans certains régions de l'Algérie et du Maroc que dès la fin des mois du grand froid, il est permis de marcher tout nu, comme il est très populaire d'éparpiller les graines de la grenade, ce fruit aux saveurs appétissantes, sur terre au moment des labeurs afin d'espérer une bonne récolte au terme de l'année, suivant cette version, la déesse de la pluie «Tislit Ounezar» devrait se convoler en justes noces avec le climat, ce qui est à même d'augmenter la fécondité de la terre et d'augurer la chute de grosses quantités de pluies. A l'origine de tout ce folklore oral inépuisable, l'on trouverait une véritable sagesse populaire qui est loin de s'arroger le mérite d'une culture authentique capable, si besoin est, de jeter les bases d'une civilisation florissante. De même, en Afrique australe, la danse est conçue dans l'esprit des populations comme une rythmique équilibrée voire une cadence en harmonie avec la nature, les forêts tropicales ainsi que l'étrangeté de leurs broussailles. Ainsi le changement et la succession ininterrompue des saisons ont-ils confirmé ce lien de causalité linéaire strictement temporel entre l'homme et sa biosphère. Comble de malheur, à part de rares cas dans l'histoire comme la grande université de Tombouctou au Mali, le recours à l'écriture afin d'immortaliser un tant soit peu cette richesse culturelle plus que millénaire fut du domaine secondaire et d'accessoire. Il en va autrement dans la Grèce ancienne, l'histoire humaine est différente d'une aire géographique et d'une époque à une autre. A ce titre, la guerre de Péloponnèse (431-404) a eu pour principale cause la peur obsessionnelle des gouvernants guerriers de Sparte de voir les Athéniens s'accroître en nombre et y asseoir de la sorte leur hégémonie culturelle et spirituelle. Ce faisant, la culture martiale de Sparte aurait mis à la remorque l'héritage philosophique de sa voisine athénienne et la guerre qui aurait duré plus de 28 ans lui aurait, certes, permis de d'accaparer les vestiges mais non plus le noyau et l'énigme de son apogée civilisationnelle. L'évolution des mentalités à Athènes a été telle que «l'Agora» fut la tribune idéale pour aussi bien la plèbe que les élites afin de discuter des affaires et des problèmes de la Cité-État. La démocratie directe, il est vrai, n'est plus une invention des temps modernes, des philosophes tels que Sophocle, Socrate, Platon et Aristote furent associés à la vie intellectuelle et politique de la Cité et l'ont préconisé même s'il y avait quelques restrictions. Cela dit, Athènes fut une civilisation au sens propre du terme dans la mesure où la force du savoir atemporel, organisé et conservé aurait jeté aux orties les capacités militaires, outils de domination passagers et sans importance à long terme dont disposent Sparte «Ô civilisations, nous savons maintenant que vous êtes mortelles» s'est exclamé il y a déjà fort longtemps le poète français Paul Valery (1871-1945).

Ce constat est d'autant plus juste à tel point que l'on confirme qu'il est un postulat. Car, à bien y réfléchir, ni l'Égypte pharaonique ni encore moins la Perse ancienne n'ont vraiment réussi à résister au cyclone de l'histoire. Celle-ci tourne en boucle dans une logique tout à fait cyclique selon la version du grand sociologue maghrébin Ibn Khadoun (1332-1406). Ainsi, la dissolution des supériorités des nations se fait à un rythme hallucinant et prend à contre-pied les illusions de grandeur que construisent autour d'elles les grandes civilisations des ères anciennes. L'homme, «ce maître et processus de la nature» comme le définit le philosophe français Descartes (1596-1650), devient à force des choses, un instrument facile aux mains de l'histoire. Laquelle ne pardonne jamais ni ses errements déraisonnables et démentiels ni moins encore ses penchants belliqueux et impérialistes tendant le plus souvent à la suprématie et le prestige via l'accaparement des richesses des autres et l'exploitation éhontée de l'énergie des peuples, la bêtise humaine a été la cause de bien des désastres. Jean Jaurès (1859-1914), cet apôtre de la paix qui n'a cessé de rappeler au refus de la guerre comme moyen de solution de problèmes planétaires et Martin Luther King (1929-1968), cette icône immortelle de la non-violence en auraient fait les frais. L'homme au lieu de se libérer des ses vieux démons de dominateur aurait par contre préféré sa coquille de subordination à la violence comme moteur de la vie et de la civilisation. En temps modernes, le dialogue des civilisations, enterré sous le boisseau des références tacites aux guerres religieuses (les croisades, la guerre de Cent ans, la guerre de 30 ans, Al-Foutouhat ) et radié des préoccupations des puissances mondiales depuis le congrès de Vienne en 1815 et les accords de Bretton Woods en 1944 n'a, comble d'ironie, été qu'un sordide pense-bête ou à tout le moins réduit au début du XXI siècle à une simple querelle de clochers, à un retour de pensées négatives dans les formules discursives des leaders du monde et à la nature carnassière des relations inter-étatiques.

Il est tout à fait clair en dernier ressort que cette vision historique n'est plus un jugement de fait définitif que l'on porte sur le processus évolutif de toute l'humanité car à titre d'exemple la civilisation arabo-musulmane qui fut à son extrême apogée en Andalousie a, par-delà les réalisations architecturales dont elle fut le foyer et le théâtre (le palais d'Al-Hambra, Dar Al-Hikma, Basra etc), également été la source et la terre de grands savants qui y ont élu domicile (Averroès, Abbas Ibn Firnas, Al-Farabi, Al-Kindi, Ziryabe, Al-Ghazali, Avicennes...etc), les domaines de la science, de la médecine, des mathématiques et de sociologie y étaient étudiés et traités avec une grande minutie. De plus, l'humanisme occidental dont on nous gave les esprits et nous rabat à chaque fois les oreilles à l'heure actuelle est purement oriental, à preuve que Saladin (1138-1193) fut, de par ses prouesses humanistes qui ont même séduit ses ennemis chrétiens (libération et bon traitement des prisonniers de guerre et leur alphabétisation, tolérance envers les femmes et les enfants etc.), et cela des siècles avant que le suisse Henri Dunant (1828-1910), le concepteur de la Croix Rouge, ait pensé d'y remédier au terme des atrocités commises durant la bataille de Solferino en 1859 entre la France et l'Autriche. Durant plus de sept siècles, la civilisation arabo-musulmane a rayonné par son éclat sur le monde entier. Le génie des musulmans a été mis à contribution par les savants qui l'ont fructifié, la culture, ce pilier de toute œuvre civilisationnelle a eu la palme d'or chez les souverains mêmes (Al-Mamoun et la secte philosophique des Moutazilites), la cour royale fut de ce fait investie par des pléiades de poètes, de savants, de docteurs et de théologiens quoique thuriféraires par circonstance. Chemin faisant, les peuples ont adhéré à cette grande idée immanente de la Oumma où on y cultive tout volontiers «Al-walaâ» (allégeance). Tout au plus, Al-Shura (la consultation) et Al-Naqd (la critique) furent logées à la même enseigne dans l'esprit de la communauté des croyants. En un mot, l'on pourrait dire que le concept de «la Nation-Génie», vectrice de toute civilisation authentique, originelle et originale en terre d'Islam a, de loin, précédé «la Nation-Contrat» qu'ont prélude les philosophes des Lumières en Occident (Locke, Hobbes et Rousseau). Celui-là, au sortir du Moyen Age, se trouve trop atrophié par plus de dix siècles de ténèbres. Néanmoins, c'est immanquablement à cette époque-là aussi que l'Occident aurait commencé à «sortir de sa condition de minorité» pour reprendre les termes très lucides du philosophe allemand Kant (1724-1804) et sa civilisation jusque-là embryonnaire et balbutiante s'est efforcée, nonobstant toutes les embûches qui le paralysent, à naître au forceps par une nouvelle soudure entre un processus conjoint de laïcisation et de modernisation. Sans doute, la Renaissance et les Lumières sont des périodes critiques et organiques dans l'histoire de l'Occident et parallèlement et par extrapolation rationnelle de tout le patrimoine humain. Cela dit, la culture et la civilisation ont beaucoup plus d'intérêt à se réconcilier qu'à consommer un divorce qui les mènent vers l'avortement et les hallucinations du «choc des civilisations» dont parle Samuel Hentington.

*universitaire 
 par Kamal Guerroua

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