Adrien Lherm, maître de conférences, université Paris-IV
Je suis heureux d'être ici parmi vous. Mon plaisir égale mon
appréhension car il est difficile de prendre la parole après le
professeur André Kaspi.
Je commencerai par quelques réflexions de Tocqueville, grand
observateur de la scène américaine au XIXe siècle. Dans la deuxième
partie de son premier livre, De la démocratie en Amérique, il écrit : "La
plus grande partie de l'Amérique anglaise est pilotée par des hommes
qui, après s'être soustraits à l'autorité du Pape, ne s'étaient soumis à
aucune suprématie religieuse. Ils apportaient donc dans le nouveau
monde un christianisme que je ne saurais mieux dépeindre qu'en
l'appelant "démocratique et républicain". Ceci favorisera singulièrement
l'établissement de la république et de la démocratie dans les affaires.
Dès le principe, la politique et la religion se trouvèrent d'accord et
depuis, elles n'ont point cessé de l'être." Tocqueville pointe
l'établissement paradoxal de la démocratie par l'ensemble des religions.
Dès les années 1830, on observe une véritable harmonie
politico-religieuse aux États-Unis. Il poursuit sur la population
européenne "dont la crédulité n'est égalée que par l'abrutissement et
l'ignorance tandis qu'en Amérique, on voit l'un des peuples les plus
libres et les plus éclairés du monde remplir avec ardeur tous les
devoirs extérieurs de la religion. J'avais vu, parmi nous, l'esprit de
religion et celui de liberté marcher presque toujours en sens contraire.
Ici, je les ai trouvés intimement unis l'un à l'autre. Ils régnaient
ensemble sur le même sol ". La religion aux États-Unis est donc
centrale dans la vie individuelle et dans la vie collective. Elle
participe pleinement de la vie privée et de la vie publique.
Faut-il parler de confusion entre la religion et la politique ? Non,
car si séparation existe, elle n'exclut pas l'appui réciproque. La
laïcité, selon le dictionnaire Robert, ressortit à la séparation de la
société civile et de la vie religieuse. Ce principe de neutralité
réciproque des institutions politiques et des magistères religieux doit
s'accompagner d'une liberté de conscience. Selon Micheline Milot, "la
laïcité est un aménagement progressif du politique en vertu duquel la
liberté de religion et la liberté de conscience se trouvent,
conformément à une volonté d'égale justice pour tous, garanties par un
État neutre à l'égard des différentes conceptions des religions qui
coexistent dans les sociétés". Ces principes sont garantis aux
États-Unis, même si les Français ont du mal à le reconnaître. En effet,
dans la langue américaine, il n'existe pas de terme qui évoque la
laïcité "à la française". Ce terme est d'ailleurs récent en France
puisqu'il est apparu à la fin du XIXe siècle. Les Français ont tendance à
pointer toutes les manifestations de l'influence des religions aux
États- Unis. Au reste, les prismes français font de la laïcité une
exception, voire une passion française. En 1975, Claude-Jean Bertrand,
dans son ouvrage Les Églises aux États- Unis 1 , remarquait que les livres consacrés au sujet sont remarquables "par leur laconisme condescendant ou leurs erreurs".
Cela tient sans doute au fait que la religion et la laïcité partagent
une même origine, les Lumières, mais qu'elles se sont construites
différemment dans les deux aires concernées.
La place omniprésente de la religion dans la société américaine
Robert Bellah, qui a beaucoup travaillé sur la religion civile aux
États-Unis à partir de la fin des années 1960, disait que les États-Unis
étaient "le pays de Dieu". Trentecinq ans plus tard, il semble
que les États-Unis soient devenus le pays des dieux, compte tenu de la
diversification des Églises dans la société civile américaine.
Cette place particulière de la religion et des dieux dans la société
américaine est illustrée par les chiffres suivants. Plus de 95 % des
Américains croient en Dieu et 90 % appartiennent à une confession
particulière. 70 % participent à une association culturelle et 40 %
affirment pratiquer régulièrement. Les États-Unis comptent 80 millions
de protestants, 65 millions de catholiques, 6 millions de juifs et
autant de musulmans. D'une certaine manière, les États-Unis sont le plus
grand pays protestant du monde, le plus grand pays juif et peut-être le
plus grand pays catholique. En outre, les sectes s'y comptent par
milliers. 350 000 lieux de cultes y ont été recensés, soit un pour 850
habitants. Il s'agit du ratio le plus élevé au monde.
Aux États-Unis, ces édifices cultuels sont de toutes natures, de toutes formes, de toutes tailles. Ces centres religieux sont des Malls,
des supermarchés de biens spirituels. Ce sont aussi, des centres
associatifs, des hospices et des lieux de sociabilité. Ils sont
prestataires d'une impressionnante panoplie de services. Dieu est
omniprésent : sur la monnaie, les billets et sur les autocollants
qu'affichent les automobilistes entre autres. Le National Day of Prayer
est institutionnalisé depuis 1988. À la Maison Blanche, les
petits-déjeuners de prière qui rassemblent divers ministres des cultes
sont en général retransmis par la télévision. Dans les médias, Dieu
s'affiche partout, il est présent dans des centaines d'émissions. New
York est la plus grande ville juive du monde. Les amishs ont leur propre
comté en Pennsylvanie. Les mormons ont leur État et le Sud est
fondamentaliste évangéliste. Tous ces éléments illustrent le paradoxe
d'une société matérialiste où la pratique religieuse fait florès.
Faut-il parler d'une exception américaine ? Les Américains
revendiquent cette exception en matière religieuse. Elle est liée à leur
héritage historique. Les États-Unis ont été fondés à la fois sur la
quête de profit et sur la base d'une mission religieuse. Au cours de
leur élaboration en tant que nation, ils se sont saisis du modèle
religieux de la Nouvelle-Angleterre. L'un des modèles de la colonisation
se fondait sur un principe séparatiste qui voulait rompre avec la
corruption des "pharaons" anglais. Ce modèle est aussi celui des
puritains de Boston qui voulaient créer une "cité sur la colline",
un modèle religieux censé assurer la rédemption d'un vieux monde
corrompu. Ce modèle est lié à un messianisme exceptionnel qui fait des
Américains un peuple élu. Ce modèle a généré des avatars et des
reformulations successives. Il est devenu républicain avec
l'indépendance et la rédaction de la Constitution. Ce modèle est ensuite
devenu géographique et culturel avec "la destinée manifeste".
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la dimension économique du modèle
a été validée par l'accession des États-Unis à la puissance. Il est
ensuite devenu géopolitique avec la mission de défense du monde libre
que ce pays a souhaité exercer. Il se confond aujourd'hui avec la
défense d'une mondialisation plus ou moins heureuse et la promotion d'un
ordre individualiste promu à l'échelle de la planète.
Ce modèle s'est construit par rejet de la norme européenne. Les
Américains ont accueilli toutes sortes de communautés, notamment les
communautés religieuses victimes de persécutions en raison du procès de
modernisation à l'œuvre dans les pays européens. Par conséquent,
l'Amérique est aussi par tradition un conservatoire des pratiques
religieuses. Toutes sortes de nouvelles croyances religieuses y
apparaissent comme les cultes mormons ou New Age.
En outre, l'Amérique a répudié le modèle de territorialisation
politique de la base religieuse. La religion aux États-Unis,
contrairement aux principes européens, se base avant tout sur l'adhésion
volontaire. Néanmoins, ce modèle ne s'est pas constitué sans heurts. Il
n'a pas fait l'économie de tensions entre groupes. À l'époque
coloniale, les petites démocraties de la Nouvelle-Angleterre se sont
déchirées. L'immigration des catholiques irlandais puis des juifs russes
ou encore des catholiques italiens a suscité de l'hostilité. Enfin,
certaines tensions sont liées à l'adaptation des groupes religieux au
modernisme. Les mouvements fondamentalistes apparaissent de manière
cyclique, dans les années 1920 puis de nouveau dans les années 1970.
L'Amérique est un lieu d'effervescence religieuse depuis 1720.
L'appartenance et la pratique religieuses y connaissent des hauts et des
bas. Aujourd'hui, elles se situent sur une courbe ascendante. On estime
que 5 % des habitants y étaient membres d'une Église au milieu du
XVIIIe siècle, contre 20 % au moment de l'Indépendance, 35 % en 1860,50 %
en 1900 et 70 % aujourd'hui. La société américaine et la religion
entretiennent des liens étroits au point de composer une religion
nationale.
Une religion nationale
La laïcité américaine est fondée sur les notions de séparation,
neutralité et tolérance. Elle n'était pas la norme dans les colonies à
l'exception des plantations baptistes et de Pennsylvanie. Au XVIIIe
siècle, les colonies " du milieu " pratiquaient, elles aussi, une
tolérance par défaut, compte tenu de la diversité des communautés qui
les peuplaient.
Le pluralisme s'accroît ensuite au XVIIIe siècle. Le " réveil " des
années 1720 à 1740 contribue à favoriser une sorte d'œcuménisme qui
permet l'instauration de la séparation, de la neutralité et de la
tolérance. Cette séparation devient effective au moment de
l'Indépendance et de l'élaboration des textes constitutionnels. La
Virginie est la première des anciennes colonies à inscrire le "
désétablissement " de l'Église anglicane dans sa constitution. Le
Premier Amendement de 1791 est significatif à cet égard. Il énonce que
le Congrès ne fera aucune loi qui limite le libre établissement d'une
religion. Il s'accompagne d'une clause de liberté de conscience.
L'Amérique républicaine, fédérale ou fédérée, s'engage dans la
neutralité religieuse et dans la séparation des sphères entre la société
civile où la religion a toute sa place et la vie politique où la
religion n'a pas droit de cité. Toutefois, l'autonomie qui doit
prévaloir entre ces deux domaines n'interdit pas des rapports entre eux.
C'est là que réside la différence essentielle avec le modèle
républicain français qui s'est établi contre une religion dominante. Aux
États-Unis, la religion était plurielle et le pouvoir républicain n'a
pas eu à se battre contre une grande religion.
Aux États-Unis, la séparation des sphères politique et religieuse a
eu un impact fructueux sur l'encadrement du citoyen. Tocqueville estime
que la religion américaine détachée du pouvoir doit compter sur ses
propres forces et que c'est ce qui fait son pouvoir d'influence. Il
écrit : "Aussi longtemps qu'une religion trouve sa force dans les
sentiments, dans les instincts, les passions qui se reproduisent de la
même manière à toutes les époques de l'histoire, elle brave les forces
du temps et ne saurait être détruite par une autre religion. Quand la
religion peut s'appuyer sur l'intérêt de ce monde, elle devient presque
aussi fragile que toutes les puissances de la terre. Seule, elle peut
espérer l'immortalité. Liée à des pouvoirs éphémères, elle suit leur
fortune et tombe souvent avec les passions d'un jour qui les
soutiennent. […] Les Américains changent de chef d'État tous les quatre
ans, le choix d'un nouveau législateur prend deux ans et les
administrateurs provinciaux sont remplacés toutes les années. Si les
Américains qui ont livré le monde politique aux essais des innovateurs
n'avaient point placé leur religion en dehors de lui, à quoi
pourrait-elle se tenir dans le flux et reflux des opinons humaines ? Au
milieu de la lutte des partis, où serait le respect qui lui est dû ? Les
prêtres américains ont aperçu cette vérité avant tous les autres et ils
y conforment leur conduite. Ils ont vu qu'il fallait renoncer à
l'influence religieuse pour acquérir une puissance politique et ont
préféré perdre l'appui du pouvoir que de partager ses vicissitudes. En
Amérique, la religion est peut-être moins puissante qu'elle ne l'a été
dans certains peuples mais son influence est plus durable. Elle s'est
réduite à ses propres forces que nul ne saurait lui enlever. Elle n'agit
que dans un cercle unique mais elle le parcourt tout entier et le
domine sans effort."
Ce principe d'autonomisation est très religieux mais aussi très
américain dans sa vision du pouvoir. En fait, la séparation conduit à
une influence croissante de la religion sur la vie civile. La religion,
inscrite dans la sphère civile, va devoir s'adapter aux mouvements de la
société. Elle est malléable et remplit toutes sortes de fonctions
auprès des citoyens.
La religion américaine définit une laïcité de groupe. Les confessions
entrent en concurrence sur un marché religieux. Elles épousent la
modernité américaine et l'élaboration d'une culture nationale
américaine. Les grandes religions présentent des caractères propres à
l'identité nationale. Elles valorisent l'idée de corps intermédiaires,
sont des agents de socialisation et encadrent la vie civile. Elles
participent au principe de fédéralisme qui préside à la destinée
politique et sociale des États-Unis. Ces familles électives soulignent
l'importance du libre choix et de l'individu dans la société américaine.
Elles sont des prestataires de services qui répondent à une demande et
proposent une offre. Elles témoignent de l'importance du modèle libéral
de marché dans la vie du pays. Enfin, ce sont des businesses qui
impliquent la générosité des fidèles. Un Américain donne en moyenne 600
dollars par an à des associations cultuelles. De la sorte, aux
États-Unis, la religion entendue au sens large définit un modèle de
religion civile.
Religion, politique et "religion civile"
L'architecture du système fédéral américain favorise l'influence
religieuse dans le domaine politique. En effet, le primat des élections
et le fédéralisme constituent une porte ouverte à la mobilisation de
l'électorat religieux. Le système de scrutin majoritaire à un tour
démultiplie l'influence des groupes religieux constitués politiquement.
Les candidats ne peuvent pas ne pas afficher leur foi.
Les groupes religieux s'organisent en lobbies. Par exemple, les
baptistes s'organisent dès les années 1830. Ils créent un parti en 1850
pour défendre l'identité protestante soi-disant menacée par
l'immigration massive des catholiques. Plus proche de nous, le mouvement
dit "de la droite chrétienne" pèse sur la vie politique de la fin du
XXe siècle. Ces mouvements religieux ont eu divers impacts. Ils ont
imposé des prescriptions religieuses et jouent un rôle dans les débats
publics. Ce fut le cas des Églises noires dans les années 1950 et 1960
qui ont agi contre la ségrégation, avec l'appui d'organisations
protestantes.
La religion est un adjuvant du débat public dont le poids peut être
important en fonction des périodes. Cependant, cette influence doit être
nuancée par la diver- sité de ces Églises. En effet, il n'existe pas un
bloc religieux uni qui donnerait le ton en matière de politique. Le
pluralisme religieux est fortement présent aux États-Unis et peut aller à
l'encontre de l'influence d'une Église sur la vie politique. De plus,
les Églises sont, elles aussi, traversées par ce pluralisme en leur
sein. Les fractures entre libéraux, conservateurs et orthodoxes se
retrouvent dans chacune d'elles. Le fédéralisme représente également un
contrepoids à cette influence. Enfin, ces groupes religieux organisés en
lobbies peuvent représenter des millions de voix. C'est le cas des
évangélistes ou des fondamentalistes à partir des années 1970. Ces
derniers représentent deux millions d'électeurs sur lesquels George Bush
peut compter. Néanmoins, si ces groupes sont agissants, ils restent
minoritaires.
L'usage et la récupération politique de la religion au États-Unis
sont un phénomène important. Ronald Reagan, dans l'optique de sa
réélection, proclame l'année 1983 "année de la Bible". L'usage des
termes et références religieux par les hommes politiques est ambigu. En
effet, l'objectif de ces attitudes de prières et de ces injonctions est
de rassembler. De la même manière, les citations que les hommes
politiques choisissent ont pour objet d'obtenir le plus large consensus.
Les discours politiques sont souvent marqués par la religion mais peu
définis théologiquement et souvent peu suivis d'effets. De plus, il
existe des garde-fous comme le pluralisme de la société américaine ou la
Cour suprême qui est garante du principe de neutralité et de séparation
des Églises et de l'État. Il ne s'agit pas de théocratie même si
prévaut l'interdépendance des sphères religieuses et politiques.
La religion civile est un élément important de la vie américaine. Il
s'agit en quelque sorte d'une légitimation de l'appartenance nationale,
d'une sacralisation de l'inclusion dans la collectivité américaine.
Croire est un impératif identitaire américain. La religion est le plus
petit commun multiple qui rassemble des Américains qui sont, par
ailleurs, très divers. Eisenhower a déclaré dans les années 1950 que la
forme de gouvernement des États-Unis "n'a de sens que si elle se
fonde sur une foi religieuse profonde. Ce que peut être cette foi
m'importe peu du moment qu'elle existe". Cette religion civile
s'exprime également à travers la perception que les Américains ont de
leurs institutions et des textes qui les fondent. Les textes
constitutionnels sont conservés dans les archives nationales qui sont
une sorte de temple civique à Washington. Le serment d'allégeance
renvoie au regard de Dieu. Les devises ne manquent pas d'inclure Dieu.
Sébastien Fath, dans son ouvrage Dieu bénisse l'Amérique, la religion de la Maison Blanche 2
, pointe une tendance de cette religion civile américaine à ériger
l'Amérique comme un modèle de divinité tutélaire dans un monde
globalisé. L'Amérique elle-même tend à s'identifier au Messie. Il
souligne que le président actuel devient une sorte de grand prêtre de
l'Amérique, tandis que l'armée américaine serait son bras vengeur.
Selon Sébastien Fath, on constate une volonté d'imposer un modèle
religieux, ce qui pervertit le principe de la religion civile américaine
tel qu'il prévalait depuis le début de la République.
La religion civile a une place extrêmement centrale aux États-Unis.
Elle y épouse la société civile. Les tendances et évolutions récentes
que nous avons pointées sont peut-être passagères. En effet, l'Amérique
est coutumière des phénomènes de balancier. Le 11-Septembre a
cristallisé des passions qui sont susceptibles de retomber, à l'image de
l'effervescence qu'a connue ce pays dans le cadre de la guerre froide
dans les années 1950 et 1960.
Le modèle américain se distingue du modèle européen. En particulier,
la vivacité de la religion dans un contexte de sécularisation et
d'individualisation est une spécificité américaine. Ce modèle va à
l'encontre du modèle sociologique européen. Toutefois, cette exception
semble être devenue la norme dans le monde actuel.
De plus et enfin, il semblerait que les États-Unis tendent à
promouvoir un modèle de superpuissance au point de vouloir exercer une
sorte de transcendance planétaire. À ce titre, les religions avec leurs
messages d'humilité et le rappel de la transcendance divine peuvent agir
comme des garde-fous.
- Les Églises aux États-Unis, 1975, collection "Que sais-je ? ", Puf.
- FATH S., Dieu bénisse l'Amérique, la religion de la Maison Blanche, Le Seuil, 2004.
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