jeudi 10 novembre 2011

Religion et laïcité aux États-Unis

Adrien Lherm, maître de conférences, université Paris-IV
Je suis heureux d'être ici parmi vous. Mon plaisir égale mon appréhension car il est difficile de prendre la parole après le professeur André Kaspi.
Je commencerai par quelques réflexions de Tocqueville, grand observateur de la scène américaine au XIXe siècle. Dans la deuxième partie de son premier livre, De la démocratie en Amérique, il écrit : "La plus grande partie de l'Amérique anglaise est pilotée par des hommes qui, après s'être soustraits à l'autorité du Pape, ne s'étaient soumis à aucune suprématie religieuse. Ils apportaient donc dans le nouveau monde un christianisme que je ne saurais mieux dépeindre qu'en l'appelant "démocratique et républicain". Ceci favorisera singulièrement l'établissement de la république et de la démocratie dans les affaires. Dès le principe, la politique et la religion se trouvèrent d'accord et depuis, elles n'ont point cessé de l'être." Tocqueville pointe l'établissement paradoxal de la démocratie par l'ensemble des religions. Dès les années 1830, on observe une véritable harmonie politico-religieuse aux États-Unis. Il poursuit sur la population européenne "dont la crédulité n'est égalée que par l'abrutissement et l'ignorance tandis qu'en Amérique, on voit l'un des peuples les plus libres et les plus éclairés du monde remplir avec ardeur tous les devoirs extérieurs de la religion. J'avais vu, parmi nous, l'esprit de religion et celui de liberté marcher presque toujours en sens contraire. Ici, je les ai trouvés intimement unis l'un à l'autre. Ils régnaient ensemble sur le même sol ". La religion aux États-Unis est donc centrale dans la vie individuelle et dans la vie collective. Elle participe pleinement de la vie privée et de la vie publique.

Faut-il parler de confusion entre la religion et la politique ? Non, car si séparation existe, elle n'exclut pas l'appui réciproque. La laïcité, selon le dictionnaire Robert, ressortit à la séparation de la société civile et de la vie religieuse. Ce principe de neutralité réciproque des institutions politiques et des magistères religieux doit s'accompagner d'une liberté de conscience. Selon Micheline Milot, "la laïcité est un aménagement progressif du politique en vertu duquel la liberté de religion et la liberté de conscience se trouvent, conformément à une volonté d'égale justice pour tous, garanties par un État neutre à l'égard des différentes conceptions des religions qui coexistent dans les sociétés". Ces principes sont garantis aux États-Unis, même si les Français ont du mal à le reconnaître. En effet, dans la langue américaine, il n'existe pas de terme qui évoque la laïcité "à la française". Ce terme est d'ailleurs récent en France puisqu'il est apparu à la fin du XIXe siècle. Les Français ont tendance à pointer toutes les manifestations de l'influence des religions aux États- Unis. Au reste, les prismes français font de la laïcité une exception, voire une passion française. En 1975, Claude-Jean Bertrand, dans son ouvrage Les Églises aux États- Unis 1 , remarquait que les livres consacrés au sujet sont remarquables "par leur laconisme condescendant ou leurs erreurs". Cela tient sans doute au fait que la religion et la laïcité partagent une même origine, les Lumières, mais qu'elles se sont construites différemment dans les deux aires concernées.

La place omniprésente de la religion dans la société américaine

Robert Bellah, qui a beaucoup travaillé sur la religion civile aux États-Unis à partir de la fin des années 1960, disait que les États-Unis étaient "le pays de Dieu". Trentecinq ans plus tard, il semble que les États-Unis soient devenus le pays des dieux, compte tenu de la diversification des Églises dans la société civile américaine.
Cette place particulière de la religion et des dieux dans la société américaine est illustrée par les chiffres suivants. Plus de 95 % des Américains croient en Dieu et 90 % appartiennent à une confession particulière. 70 % participent à une association culturelle et 40 % affirment pratiquer régulièrement. Les États-Unis comptent 80 millions de protestants, 65 millions de catholiques, 6 millions de juifs et autant de musulmans. D'une certaine manière, les États-Unis sont le plus grand pays protestant du monde, le plus grand pays juif et peut-être le plus grand pays catholique. En outre, les sectes s'y comptent par milliers. 350 000 lieux de cultes y ont été recensés, soit un pour 850 habitants. Il s'agit du ratio le plus élevé au monde.
Aux États-Unis, ces édifices cultuels sont de toutes natures, de toutes formes, de toutes tailles. Ces centres religieux sont des Malls, des supermarchés de biens spirituels. Ce sont aussi, des centres associatifs, des hospices et des lieux de sociabilité. Ils sont prestataires d'une impressionnante panoplie de services. Dieu est omniprésent : sur la monnaie, les billets et sur les autocollants qu'affichent les automobilistes entre autres. Le National Day of Prayer est institutionnalisé depuis 1988. À la Maison Blanche, les petits-déjeuners de prière qui rassemblent divers ministres des cultes sont en général retransmis par la télévision. Dans les médias, Dieu s'affiche partout, il est présent dans des centaines d'émissions. New York est la plus grande ville juive du monde. Les amishs ont leur propre comté en Pennsylvanie. Les mormons ont leur État et le Sud est fondamentaliste évangéliste. Tous ces éléments illustrent le paradoxe d'une société matérialiste où la pratique religieuse fait florès.
Faut-il parler d'une exception américaine ? Les Américains revendiquent cette exception en matière religieuse. Elle est liée à leur héritage historique. Les États-Unis ont été fondés à la fois sur la quête de profit et sur la base d'une mission religieuse. Au cours de leur élaboration en tant que nation, ils se sont saisis du modèle religieux de la Nouvelle-Angleterre. L'un des modèles de la colonisation se fondait sur un principe séparatiste qui voulait rompre avec la corruption des "pharaons" anglais. Ce modèle est aussi celui des puritains de Boston qui voulaient créer une "cité sur la colline", un modèle religieux censé assurer la rédemption d'un vieux monde corrompu. Ce modèle est lié à un messianisme exceptionnel qui fait des Américains un peuple élu. Ce modèle a généré des avatars et des reformulations successives. Il est devenu républicain avec l'indépendance et la rédaction de la Constitution. Ce modèle est ensuite devenu géographique et culturel avec "la destinée manifeste". Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la dimension économique du modèle a été validée par l'accession des États-Unis à la puissance. Il est ensuite devenu géopolitique avec la mission de défense du monde libre que ce pays a souhaité exercer. Il se confond aujourd'hui avec la défense d'une mondialisation plus ou moins heureuse et la promotion d'un ordre individualiste promu à l'échelle de la planète.
Ce modèle s'est construit par rejet de la norme européenne. Les Américains ont accueilli toutes sortes de communautés, notamment les communautés religieuses victimes de persécutions en raison du procès de modernisation à l'œuvre dans les pays européens. Par conséquent, l'Amérique est aussi par tradition un conservatoire des pratiques religieuses. Toutes sortes de nouvelles croyances religieuses y apparaissent comme les cultes mormons ou New Age.
En outre, l'Amérique a répudié le modèle de territorialisation politique de la base religieuse. La religion aux États-Unis, contrairement aux principes européens, se base avant tout sur l'adhésion volontaire. Néanmoins, ce modèle ne s'est pas constitué sans heurts. Il n'a pas fait l'économie de tensions entre groupes. À l'époque coloniale, les petites démocraties de la Nouvelle-Angleterre se sont déchirées. L'immigration des catholiques irlandais puis des juifs russes ou encore des catholiques italiens a suscité de l'hostilité. Enfin, certaines tensions sont liées à l'adaptation des groupes religieux au modernisme. Les mouvements fondamentalistes apparaissent de manière cyclique, dans les années 1920 puis de nouveau dans les années 1970.
L'Amérique est un lieu d'effervescence religieuse depuis 1720. L'appartenance et la pratique religieuses y connaissent des hauts et des bas. Aujourd'hui, elles se situent sur une courbe ascendante. On estime que 5 % des habitants y étaient membres d'une Église au milieu du XVIIIe siècle, contre 20 % au moment de l'Indépendance, 35 % en 1860,50 % en 1900 et 70 % aujourd'hui. La société américaine et la religion entretiennent des liens étroits au point de composer une religion nationale.

Une religion nationale

La laïcité américaine est fondée sur les notions de séparation, neutralité et tolérance. Elle n'était pas la norme dans les colonies à l'exception des plantations baptistes et de Pennsylvanie. Au XVIIIe siècle, les colonies " du milieu " pratiquaient, elles aussi, une tolérance par défaut, compte tenu de la diversité des communautés qui les peuplaient.
Le pluralisme s'accroît ensuite au XVIIIe siècle. Le " réveil " des années 1720 à 1740 contribue à favoriser une sorte d'œcuménisme qui permet l'instauration de la séparation, de la neutralité et de la tolérance. Cette séparation devient effective au moment de l'Indépendance et de l'élaboration des textes constitutionnels. La Virginie est la première des anciennes colonies à inscrire le " désétablissement " de l'Église anglicane dans sa constitution. Le Premier Amendement de 1791 est significatif à cet égard. Il énonce que le Congrès ne fera aucune loi qui limite le libre établissement d'une religion. Il s'accompagne d'une clause de liberté de conscience. L'Amérique républicaine, fédérale ou fédérée, s'engage dans la neutralité religieuse et dans la séparation des sphères entre la société civile où la religion a toute sa place et la vie politique où la religion n'a pas droit de cité. Toutefois, l'autonomie qui doit prévaloir entre ces deux domaines n'interdit pas des rapports entre eux. C'est là que réside la différence essentielle avec le modèle républicain français qui s'est établi contre une religion dominante. Aux États-Unis, la religion était plurielle et le pouvoir républicain n'a pas eu à se battre contre une grande religion.
Aux États-Unis, la séparation des sphères politique et religieuse a eu un impact fructueux sur l'encadrement du citoyen. Tocqueville estime que la religion américaine détachée du pouvoir doit compter sur ses propres forces et que c'est ce qui fait son pouvoir d'influence. Il écrit : "Aussi longtemps qu'une religion trouve sa force dans les sentiments, dans les instincts, les passions qui se reproduisent de la même manière à toutes les époques de l'histoire, elle brave les forces du temps et ne saurait être détruite par une autre religion. Quand la religion peut s'appuyer sur l'intérêt de ce monde, elle devient presque aussi fragile que toutes les puissances de la terre. Seule, elle peut espérer l'immortalité. Liée à des pouvoirs éphémères, elle suit leur fortune et tombe souvent avec les passions d'un jour qui les soutiennent. […] Les Américains changent de chef d'État tous les quatre ans, le choix d'un nouveau législateur prend deux ans et les administrateurs provinciaux sont remplacés toutes les années. Si les Américains qui ont livré le monde politique aux essais des innovateurs n'avaient point placé leur religion en dehors de lui, à quoi pourrait-elle se tenir dans le flux et reflux des opinons humaines ? Au milieu de la lutte des partis, où serait le respect qui lui est dû ? Les prêtres américains ont aperçu cette vérité avant tous les autres et ils y conforment leur conduite. Ils ont vu qu'il fallait renoncer à l'influence religieuse pour acquérir une puissance politique et ont préféré perdre l'appui du pouvoir que de partager ses vicissitudes. En Amérique, la religion est peut-être moins puissante qu'elle ne l'a été dans certains peuples mais son influence est plus durable. Elle s'est réduite à ses propres forces que nul ne saurait lui enlever. Elle n'agit que dans un cercle unique mais elle le parcourt tout entier et le domine sans effort."
Ce principe d'autonomisation est très religieux mais aussi très américain dans sa vision du pouvoir. En fait, la séparation conduit à une influence croissante de la religion sur la vie civile. La religion, inscrite dans la sphère civile, va devoir s'adapter aux mouvements de la société. Elle est malléable et remplit toutes sortes de fonctions auprès des citoyens.
La religion américaine définit une laïcité de groupe. Les confessions entrent en concurrence sur un marché religieux. Elles épousent la modernité américaine et l'élaboration d'une culture nationale américaine. Les grandes religions présentent des caractères propres à l'identité nationale. Elles valorisent l'idée de corps intermédiaires, sont des agents de socialisation et encadrent la vie civile. Elles participent au principe de fédéralisme qui préside à la destinée politique et sociale des États-Unis. Ces familles électives soulignent l'importance du libre choix et de l'individu dans la société américaine. Elles sont des prestataires de services qui répondent à une demande et proposent une offre. Elles témoignent de l'importance du modèle libéral de marché dans la vie du pays. Enfin, ce sont des businesses qui impliquent la générosité des fidèles. Un Américain donne en moyenne 600 dollars par an à des associations cultuelles. De la sorte, aux États-Unis, la religion entendue au sens large définit un modèle de religion civile.

Religion, politique et "religion civile"

L'architecture du système fédéral américain favorise l'influence religieuse dans le domaine politique. En effet, le primat des élections et le fédéralisme constituent une porte ouverte à la mobilisation de l'électorat religieux. Le système de scrutin majoritaire à un tour démultiplie l'influence des groupes religieux constitués politiquement. Les candidats ne peuvent pas ne pas afficher leur foi.
Les groupes religieux s'organisent en lobbies. Par exemple, les baptistes s'organisent dès les années 1830. Ils créent un parti en 1850 pour défendre l'identité protestante soi-disant menacée par l'immigration massive des catholiques. Plus proche de nous, le mouvement dit "de la droite chrétienne" pèse sur la vie politique de la fin du XXe siècle. Ces mouvements religieux ont eu divers impacts. Ils ont imposé des prescriptions religieuses et jouent un rôle dans les débats publics. Ce fut le cas des Églises noires dans les années 1950 et 1960 qui ont agi contre la ségrégation, avec l'appui d'organisations protestantes.
La religion est un adjuvant du débat public dont le poids peut être important en fonction des périodes. Cependant, cette influence doit être nuancée par la diver- sité de ces Églises. En effet, il n'existe pas un bloc religieux uni qui donnerait le ton en matière de politique. Le pluralisme religieux est fortement présent aux États-Unis et peut aller à l'encontre de l'influence d'une Église sur la vie politique. De plus, les Églises sont, elles aussi, traversées par ce pluralisme en leur sein. Les fractures entre libéraux, conservateurs et orthodoxes se retrouvent dans chacune d'elles. Le fédéralisme représente également un contrepoids à cette influence. Enfin, ces groupes religieux organisés en lobbies peuvent représenter des millions de voix. C'est le cas des évangélistes ou des fondamentalistes à partir des années 1970. Ces derniers représentent deux millions d'électeurs sur lesquels George Bush peut compter. Néanmoins, si ces groupes sont agissants, ils restent minoritaires.
L'usage et la récupération politique de la religion au États-Unis sont un phénomène important. Ronald Reagan, dans l'optique de sa réélection, proclame l'année 1983 "année de la Bible". L'usage des termes et références religieux par les hommes politiques est ambigu. En effet, l'objectif de ces attitudes de prières et de ces injonctions est de rassembler. De la même manière, les citations que les hommes politiques choisissent ont pour objet d'obtenir le plus large consensus. Les discours politiques sont souvent marqués par la religion mais peu définis théologiquement et souvent peu suivis d'effets. De plus, il existe des garde-fous comme le pluralisme de la société américaine ou la Cour suprême qui est garante du principe de neutralité et de séparation des Églises et de l'État. Il ne s'agit pas de théocratie même si prévaut l'interdépendance des sphères religieuses et politiques.
La religion civile est un élément important de la vie américaine. Il s'agit en quelque sorte d'une légitimation de l'appartenance nationale, d'une sacralisation de l'inclusion dans la collectivité américaine. Croire est un impératif identitaire américain. La religion est le plus petit commun multiple qui rassemble des Américains qui sont, par ailleurs, très divers. Eisenhower a déclaré dans les années 1950 que la forme de gouvernement des États-Unis "n'a de sens que si elle se fonde sur une foi religieuse profonde. Ce que peut être cette foi m'importe peu du moment qu'elle existe". Cette religion civile s'exprime également à travers la perception que les Américains ont de leurs institutions et des textes qui les fondent. Les textes constitutionnels sont conservés dans les archives nationales qui sont une sorte de temple civique à Washington. Le serment d'allégeance renvoie au regard de Dieu. Les devises ne manquent pas d'inclure Dieu.
Sébastien Fath, dans son ouvrage Dieu bénisse l'Amérique, la religion de la Maison Blanche 2 , pointe une tendance de cette religion civile américaine à ériger l'Amérique comme un modèle de divinité tutélaire dans un monde globalisé. L'Amérique elle-même tend à s'identifier au Messie. Il souligne que le président actuel devient une sorte de grand prêtre de l'Amérique, tandis que l'armée américaine serait son bras vengeur.
Selon Sébastien Fath, on constate une volonté d'imposer un modèle religieux, ce qui pervertit le principe de la religion civile américaine tel qu'il prévalait depuis le début de la République.
La religion civile a une place extrêmement centrale aux États-Unis. Elle y épouse la société civile. Les tendances et évolutions récentes que nous avons pointées sont peut-être passagères. En effet, l'Amérique est coutumière des phénomènes de balancier. Le 11-Septembre a cristallisé des passions qui sont susceptibles de retomber, à l'image de l'effervescence qu'a connue ce pays dans le cadre de la guerre froide dans les années 1950 et 1960.
Le modèle américain se distingue du modèle européen. En particulier, la vivacité de la religion dans un contexte de sécularisation et d'individualisation est une spécificité américaine. Ce modèle va à l'encontre du modèle sociologique européen. Toutefois, cette exception semble être devenue la norme dans le monde actuel.
De plus et enfin, il semblerait que les États-Unis tendent à promouvoir un modèle de superpuissance au point de vouloir exercer une sorte de transcendance planétaire. À ce titre, les religions avec leurs messages d'humilité et le rappel de la transcendance divine peuvent agir comme des garde-fous.

  1. Les Églises aux États-Unis, 1975, collection "Que sais-je ? ", Puf.
  2. FATH S., Dieu bénisse l'Amérique, la religion de la Maison Blanche, Le Seuil, 2004.

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