La Tunisie, ce n'est pas l'Algérie des années 1990. Et pourtant des similitudes existent
Pour qui a vécu la période des élections législatives algériennes du 26 décembre 1991, il flotte comme un air de déjà-vu sur la Tunisie au lendemain du scrutin pour
la formation de l’Assemblée constituante. Pour mémoire, on se souvient
que l’ex-Front islamique du salut (FIS) avait pratiquement raflé la
majorité absolue au premier tour. Dès le lendemain, des voix se
faisaient entendre dans le camp des démocrates pour exiger
l’interruption du processus électoral. On connaît la suite: début
janvier, l’armée a obligé le président Chadli Bendjedid à démissionner
et a annulé le scrutin. Dès lors, l’Algérie s’est engagée dans un
processus infernal de violences, d’attentats et de massacres dont le
bilan officieux est de 200.000 morts et plus de 20 milliards de dollars.
Une décennie de terreur dont les conséquences se font encore ressentir
aujourd’hui.
Bien entendu, la Tunisie n’en est pas là. La paix
civile règne dans ce pays et la tenue d’un scrutin marqué par une large
participation est une immense victoire
saluée par la communauté internationale toute entière (espérons à ce
sujet que cela fera réfléchir les autres peuples arabes mais aussi que
cela provoquera des remords chez tous ceux qui, en Occident, rechignent à
se déplacer aux bureaux de vote). Pour autant, il y a des similitudes
qui sont frappantes. Il y a bien sûr la large victoire d’Ennahda,
le parti islamiste de Rached Ghanouchi. Il y a aussi le désarroi d’une
partie du camp démocrate qui, dès le 24 octobre au matin, accusait les
islamistes «d’avoir confisqué la révolution», oubliant
peut-être un peu trop vite que cette dernière a été le fait de Tunisiens
venant d’horizons divers à commencer par ceux habitant dans les zones
rurales de l’intérieur.
Vives émotions chez les anti-Ennahda
«Il faut que l’armée intervienne. Elle ne peut pas laisser les islamistes diriger le pays. On ira droit à la catastrophe et les femmes seront les premières pénalisées»
s’indigne ainsi une militante du parti de gauche Ettajdid
(ex-communiste, membre du Pôle démocratique moderniste ou PDM). Parmi
les opposants aux islamistes, on ne compte pas les réactions
émotionnelles. Certains discours entendus dans certains quartiers huppés
de Tunis, comme celui de Carthage, s’apparentent même à un vrai racisme
social.
«Il aurait fallu empêcher les analphabètes de voter et trouver un moyen de sous-pondérer les voix des quartiers populaires et des zones rurales»,
affirme
sans ciller un homme d’affaires qui semble avoir du mal à se remettre
de la déroute électoral du Parti démocratique progressiste (PDP, centre
gauche) que l’on présentait comme le principal adversaire d’Ennahda. A
cela, s’ajoute le blues de celles et ceux qui s’interrogent sur
l’opportunité de «continuer à vivre en Tunisie ou d’aller s’installer en France». Une possibilité qui n’est pas donnée à tout le monde…
Annuler les élections?
Toute
la question désormais est de savoir si cette tentation d’annuler les
élections va grossir et peser sur la suite des événements. Il faut dire
qu’avec leur couverture alarmiste et manichéenne, les télévisions
françaises ont plutôt tendance à jeter de l’huile sur le feu.
«Pendant toute la campagne, ils n’ont parlé que des islamistes. Et, maintenant, ils font mine de s’inquiéter du sort des démocrates. Ils servent aux spectateurs français l’histoire que ces derniers veulent regarder, c'est-à-dire l’habituel affrontement entre les bons et les mauvais, ces derniers étant les islamistes», s’indigne un militant du PDM, pourtant peu suspect de sympathie pour Ennahda.
Peut-on composer avec les islamistes?
En
fait, la situation tunisienne repose les mêmes questions qui avaient
déchiré les intellectuels algériens mais aussi français dans les années
1990. Peut-on composer avec les islamistes? Peut-on leur faire
confiance? Faut-il les laisser gouverner? A cela, les «éradicateurs», répondent par la négative. A l’inverse, les «dialoguistes», estiment que l’on ne peut pas ne pas tenir compte de la volonté populaire. Pour les éradicateurs, les dialoguistes sont les «idiots utiles»
de l’islamisme. Et pour les dialoguistes, les éradicateurs sont des
pyromanes qui poussent à l’affrontement entre deux pans de la société au
lieu de favoriser l’émergence d’un consensus. En 1991, dans le cas
algérien, le rapport de force et l’environnement international
favorisaient les éradicateurs ce qui a permis au pouvoir algérien de
mener la répression que l’on sait.
Aujourd’hui, la situation est différente.
En
premier lieu, Ennahda n’est pas seule sur l’échiquier politique
tunisien et sa large victoire ne doit pas faire oublier que plusieurs
partis lui font face parmi lesquels le Congrès pour la République (CPR)
de l’opposant historique Moncef Marzouki et le parti Ettakatol de
Mostefa Ben Jaafar. Ces deux formations auront un rôle déterminant dans
les prochains mois selon qu’elles choisiront de travailler avec Ennahda
ou de s’opposer à elle frontalement comme le fera le PDP. «Travailler
avec Ennahda ne signifie pas que nous adoptons ses thèses. Mais nous
pensons que c’est le meilleur moyen d’empêcher les dérapages», affirme à ce sujet un responsable d’Ettakatol.
Deuxièmement, les leaders d’Ennahda
savent bien qu’ils n’auront droit à aucune erreur. Instruits du
précédent algérien, ils ont bien compris que l’Occident ne laissera
jamais s’installer une théocratie musulmane à sa frontière sud. Les
intérêts économiques occidentaux en Tunisie ne sont peut-être pas aussi
importants que ceux qui existent en Algérie, mais ils doivent tout de
même être pris en considération. Du coup, au siège du parti islamiste,
dans le quartier Montplaisir, nombreux sont les militants qui éprouvent
des sentiments mitigés. «On a gagné mais peut-être que notre score
va effrayer trop de monde. Il va falloir que nous fassions attention et
des consignes de modestie et d’humilité ont été distribuées», confesse l’un d’eux dans un arabe littéraire très châtié.
Enfin, c’est aussi l’état d’esprit de nombreux militants démocrates tunisiens
qui incite à l’optimisme. Passée la stupeur du premier moment et la
tentation de vouloir faire annuler le scrutin, ils clament leur volonté
d’en découdre légalement sur le terrain politique.
«On va se battre! Ça ne fait que commencer. Il y aura d’autres batailles, qu’il s’agisse de la rédaction de la Constitution ou les futurs scrutins. C’est cela la vie d’un pays », relève Narjess, militante du PDP qui, à l’évocation du cas algérien, a ces mots tranchants: «On n’a besoin ni de l’armée ni de la France! Les Tunisiennes et les Tunisiens savent se débrouiller seul. On l’a montré pendant la Révolution. On va encore le prouver».
Akram Belkaïd, de Tunis
slate
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